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Démerdentiel

Le mot du jour

« — Chez vous la rentrée ça sera en distanciel ou en présentiel ? 
— Plutôt en démerdentiel... » (@1HommeAzerty, twitter, 19 août)

On ne trouve pas (encore) démerdentiel dans les dictionnaires papier. L’usage précède le dictionnaire : une personne invente un mot, si ce mot est repris par un assez grand nombre de locutrices ou de locuteurs, s’il demeure assez longtemps pour ne pas se limiter à un effet de mode, alors il peut être adoubé par les lexicographes. Démerdentiel franchira-t-il ces étapes ?

Le mot ne présente guère d’opacité sémantique et morphologique. On peut replacer démerdentiel dans la grande famille lexicale du mot merde, lui-même issu du latin merda (« fiente, excrément ») : merder, merdeuse, merdeux, emmerder, démerder, mais aussi merdaille, merdouille, merdaillon, etc., etc. ! Démerdentiel peut donc être interprété soit comme une nouvelle forme de dérivation construite par l’ajout d’un suffixe –iel à une base verbale démerd– soit comme un mot valise qui réunit les formes tronquées de démerder et de présentiel ou distanciel. Ces termes ne sont pas nouveaux : comme l’a souligné le linguiste Michel Francard le couple présentiel/ distanciel est attesté dans le vocabulaire de la pédagogie depuis les années 1990 (présentiel étant entré dans le Petit Larousse et le Petit Robert en 2017, distanciel étant encore exclu de la plupart des dictionnaires), mais avec la crise du coronavirus, les modalités plus ou moins heureuses d’enseignement à distance pendant le confinement et surtout la rentrée scolaire, ils connaissent une nouvelle fortune.

Le terme démerdentiel concentre tous les ingrédients pour être populaire : il se fonde sur un terme extrêmement présent dans l’usage (merde), il s’inscrit dans un lexique qui connaît une actualité renouvelée (présentiel, distanciel), mais surtout il joue sur la dimension subversive et ludique du langage, en déformant un jargon administratif pour le rapprocher avec humour (et exaspération…) d’un registre opposé (celui des excréments). On remarquera d’ailleurs que débrouillantiel, qui fonctionne lui aussi en écho avec distanciel et présentiel et qui se fonde également sur une base verbale débrouill– est apparu dans quelques usages, courants et médiatiques (il apparait dans l’article « Rentrée universitaire : la grande débrouille » de K. Zerouali, Mediapart, 16 septembre 2020), mais n’a pas connu le même succès. Sans doute parce que contrairement à démerdentiel il ne procure pas le plaisir et le soulagement de lâcher un juron plus ou moins déguisé par une variation. 

Il est toujours difficile d’attribuer l’invention d’un néologisme à un locuteur ou une locutrice précise. Le twitto que nous avons cité en exergue ne peut être désigné comme le premier locuteur du mot. La présence d’un vocabulaire (distanciel, présentiel) et de conditions matérielles chaotiques de rentrée scolaire assez largement partagées par un grand nombre de locuteurs et de locutrices a sans doute entrainé l’invention simultanée du mot. On peut remarquer que le terme a été très vite adopté par les forces institutionnalisantes que peuvent être les médias et les dictionnaires en ligne : le mot est apparu à la Une de Libération (« Universités : une rentrée en démerdentiel », 16 septembre 2020), le Wiktionnaire a considéré très vite qu’il y avait assez d’occurrences pour que le mot soit attesté et a intégré démerdentiel.

Démerdentiel restera-t-il dans notre vocabulaire ? L’usage le dira. Il est toujours dangereux de parier sur le destin d’un mot : le terme « actualité » ne semblait-il pas sans avenir à De Sacy lorsqu’il préfaça le Dictionnaire de l’Académie de 18781 ? Le destin des néologismes est quelquefois mystérieux. Les lexicologues qui tentent de proposer des néologismes français pour contrer l’emprunt de certains mots anglais le savent bien. Si la bataille entre divulgâcher et spoiler n’est pas terminée, bolidage ne s’est jamais imposé face à tuning. Ce qui garantirait peut-être l’avenir de démerdentiel, ce serait la multiplication de ces rentrées qui oscillent chaotiquement entre présentiel et distanciel. « Merdre » alors, comme dirait le Père Ubu… 

Laélia Véron 
Maîtresse de Conférences en stylistique et langue française à l’Université d’Orléans
Créatrice du Podcast « Parler comme jamais ! » sur Binge Audio avec la collaboration scientifique de Maria Candea.

1Comme très bonne introduction au sujet, on peut citer  Les Néologismes, « Que sais-je », PUF 2016, de Jean Pruvost et Jean-François Sablayrolles.

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